Croquis de mai
Ce soir-là, l’ouragan de mai est déchaîné dans toute sa fureur. Une pluie épaisse balaie sans interruption les rares passants dont le collet relevé brave insuffisamment la bise glacée.
Les omnibus, tous bondés, s’avancent avec peine dans les éclaboussements boueux, et l’impériale dégarnie leur donne un aspect morne et désolé.
Chaque fois qu’un omnibus arrive devant le bureau, le groupe des voyageurs s’approche, compact et inquiet, car on descend peu et l’heure s’avance.
Il va être minuit.
– Deux places à la plate-forme... 15, 16, 17...
Le 15, 16 et le 17 ne répondent pas. Fondus peut-être.
– 18, 19...
Le 18 et le 19 montent.
C’est un jeune homme, le 18, un fort joli garçon même, grand, bien taillé, dont la physionomie distinguée indique la franchise et la bonté.
Le 19 est représenté par une femme maigre, chétive, qui tient dans ses bras un bébé déjà grand, enveloppé dans un pauvre vieux châle à couleur passée.
Le tramway reprend sa route.
La pauvre femme jette dans l’intérieur des regards désespérés. L’averse a redoublé de rage.
Dans l’intérieur, il y a des hommes, des jeunes même, tous enfoncés dans leur place, les deux mains appuyées sur la pomme de leur parapluie, mais aucun ne semble voir la prière muette de la femme. On est bien là, on y reste.
Le bébé est lourd, la pluie froide et le vent siffle, coupant les visages.
La mère de l’enfant est devenue verte. Le bébé réveillé pleure.
Le jeune homme monté en même temps qu’elle, contemple avec commisération ce groupe misérable.
– Voulez-vous me permettre de tenir votre enfant un instant ? Je l’abriterai mieux que vous, et ça vous délassera.
La femme paraît en effet si suprêmement lasse, que, sans dire un mot, elle accepte avec un désolé sourire. Pauvre femme !
Enfin, quelqu’un sort de l’intérieur, une petite dame gentille, élégante et très décidée.
Une coquette ? peut-être pas.
Plutôt une petite bourgeoise délurée.
Ce n’est pas pour descendre qu’elle a quitté sa place, car elle reste sur la plate-forme.
La femme reprend son bébé et va s’affaisser dans la place libre.
Le jeune homme, très touché de ce dévouement, salue la petite dame d’un geste vague.
Cette dernière se place tout près de lui.
La conversation s’engage, banale :
– Sale temps... Drôle de mois de mai... Décidément, les saisons sont changées... etc. etc.
Le jeune homme est sans doute arrivé chez lui, car il descend. La petite dame en fait autant.
Elle n’a pas de parapluie, la petite dame, mais lui en a un. Il l’abrite.
Leurs bras s’accrochent. La conversation quitte son ton de banalité bête, pour devenir plus aimable, plus intime... plus précise.
Sous le parapluie, les yeux de la dame luisent, fixés sans relâche sur le beau visage du jeune homme.
Lui sourit, très charmé, mais un peu incrédule.
– Alors, dit-il, ça vous a pris comme ça, en me regardant ?
– Oui, répond-elle avec passion, dès que je vous ai aperçu sur la plate-forme. La preuve, c’est que j’ai immédiatement quitté ma place pour venir auprès de vous.
– Ce n’était donc pas pour la donner à cette pauvre femme ?
– Jamais de la vie, par exemple ! Je m’en fiche un peu de cette bonne femme et de son gosse.
Mais lui, subitement, a dégagé son bras. La parole méchante de cette femme l’a glacé.
Et il s’éloigne cruellement, laissant la petite dame seule sur le trottoir, toute bête sous l’averse.